Faire des vers...
Mais vous savez tous qu'il existe un moyen fort simple de faire des vers.
Il suffit d'être inspiré, et les choses vont toutes seules. Je voudrais bien qu'il en fût ainsi. La vie serait supportable. Accueillons, toutefois, cette réponse naïve, mais examinons-en les conséquences.
Celui qui s'en contente, il lui faut consentir ou bien que la production poétique est un pur effet du hasard, ou bien qu'elle procède d'une sorte de communication surnaturelle ; l’une et l'autre hypothèse réduisent le poète à un rôle misérablement passif. Elles font de lui ou une sorte d’urne en laquelle des millions de billes sont agitées, ou une table parlante dans laquelle un esprit se loge. Table ou cuvette, en somme, mais point un dieu, - le contraire d'un dieu, le contraire d'un Moi.
Et le malheureux auteur, qui n'est donc plus auteur, mais signataire, et responsable comme un gérant de journal, le voici contraint de se dire :« Dans tes ouvrages, cher poète, ce qui est bon n'est pas de toi, ce qui est mauvais t'appartient sans conteste. »
Il est étrange que plus d'un poète se soit contenté, - à moins qu'il ne se soit enorgueilli, - de n'être qu'un instrument, un médium momentané.
Or, l'expérience comme la réflexion nous montrent, au contraire, que les poèmes dont la perfection complexe et l'heureux développement imposeraient le plus fortement à leurs lecteurs émerveillés l'idée de miracle, de coup de fortune, d'accomplissement surhumain (à cause d'un assemblage extraordinaire des vertus que l'on peut désirer mais non espérer trouver réunies dans un ouvrage), sont aussi des chefs-d'œuvre de labeur, sont, d'autre part, des monuments d'intelligence et de travail soutenu, des produits de la volonté et de l'analyse, exigeant des qualités trop multiples pour pouvoir se réduire à celles d'un appareil enregistreur d'enthousiasmes ou d'extases. On sent bien devant un beau poème de quelque longueur, qu'il y a des chances infimes pour qu'un homme ait pu improviser sans retours, sans autre fatigue que celle d'écrire ou d'émettre ce qui lui vient à l'esprit, un discours singulièrement sûr de soi, pourvu de ressources continuelles, d'une harmonie constante et d'idées toujours heureuses, un discours qui ne cesse de charmer, où ne se trouvent point d'accidents, de marques de faiblesse et d'impuissance, où manquent ces fâcheux incidents qui rompent l'enchantement et ruinent l'uni¬vers poétique dont je vous parlais tout à l'heure.
Ce n'est pas qu'il ne faille, pour faire un poète, quelque chose d'autre, quelque vertu qui ne se décompose pas, qui ne s'analyse pas en actes définissables et en heures de travail. Le Pégase-Vapeur, le Pégase-Heure ne sont pas encore des unités légales de puissance poétique.
Il y a une qualité spéciale, une sorte d'énergie individuelle propre au poète. Elle paraît en lui et le révèle à soi-même dans certains instants d'un prix infini.
Mais ce ne sont que des instants, et cette énergie supérieure (c'est-à-dire telle que toutes les autres énergies de l'homme ne la peuvent composer et remplacer), n’existe ou ne peut agir que par brèves et fortuites manifestations.
Paul Valéry, Variété : Propos sur la poésie, Gallimard éd