Victor Hugo

VICTOR HUGO (1802-1885)

Les Rayons et les ombres, 1840

"Fonction du poète"

Dieu le veut, dans les temps contraires,
Chacun travaille et chacun sert.
Malheur à qui dit à ses frères :
Je retourne dans le désert !
Malheur à qui prend ses sandales
Quand les haines et les scandales
Tourmentent le peuple agité !
Honte au penseur qui se mutile
Et s'en va, chanteur inutile,
Par la porte de la cité !

Le poète en des jours impies
Vient préparer des jours meilleurs.
ll est l'homme des utopies,
Les pieds ici, les yeux ailleurs.
C'est lui qui sur toutes les têtes,
En tout temps, pareil aux prophètes,
Dans sa main, où tout peut tenir,
Doit, qu'on l'insulte ou qu'on le loue,
Comme une torche qu'il secoue,
Faire flamboyer l'avenir !

Il voit, quand les peuples végètent !
Ses rêves, toujours pleins d'amour,
Sont faits des ombres que lui jettent
Les choses qui seront un jour.
On le raille. Qu'importe ! il pense.
Plus d'une âme inscrit en silence
Ce que la foule n'entend pas.
Il plaint ses contempteurs frivoles ;
Et maint faux sage à ses paroles
Rit tout haut et songe tout bas !

Peuples! écoutez le poète !
Ecoutez le rêveur sacré !
Dans votre nuit, sans lui complète,
Lui seul a le front éclairé.
Des temps futurs perçant les ombres,
Lui seul distingue en leurs flancs sombres
Le germe qui n'est pas éclos.
Homme, il est doux comme une femme.
Dieu parle à voix basse à son âme
Comme aux forêts et comme aux flots.

C'est lui qui, malgré les épines,
L'envie et la dérision,
Marche, courbé dans vos ruines,
Ramassant la tradition.
De la tradition féconde
Sort tout ce qui couvre le monde,
Tout ce que le ciel peut bénir.
Toute idée, humaine ou divine,
Qui prend le passé pour racine,
A pour feuillage l'avenir.

Il rayonne! il jette sa flamme
Sur l'éternelle vérité !
Il la fait resplendir pour l'âme
D'une merveilleuse clarté.
Il inonde de sa lumière
Ville et désert, Louvre et chaumière,
Et les plaines et les hauteurs ;
A tous d'en haut il la dévoile;
Car la poésie est l'étoile
Qui mène à Dieu rois et pasteurs !

Commentaire

Pour conclure, nous pensons que "la fonction du poète" est un poème engagé de V.Hugo, une revendication forte à l'instar d'un solennel, d'un appel à l'engagement social en quête d'humanisation de la société. Ce poème inaugural du recueil donne le ton de l'oeuvre. C'est avec des images fortes et religieuses que V-Hugo campe ici un poète inspiré par Dieu. Celui-ci a une mission sacrée, celle de guider les hommes vers le Progrès, la Lumière, la Vérité. Il est le passeur, le médiateur entre Dieu et les hommes; entre le passé, le présent, l'avenir, entre la tradition et la création. Et cela malgré les critiques.
Force est de constater que l'engagement calmé ici par V.hugo est plus que théorique si nous considérons son action tout d'abord livresque en citant ne serait-ce que LES MISÉRABLES, Les Travailleurs de la mer, Le Dernier jours d'un condamné, La légende des siècles; puis son engagement politique dans la société de son temps qui le conduit à s'exiler pour fuir la répression faisant suite au coup d'état de Napoléon III. Il poursuivra cependant son action par la voie des lettres durant quinze ans des îles anglo-normandes.
Cette solitude, cet engagement, ce lyrisme du poète ont également des accets bien romantiques, partagés avec d'autres écrivains tels Georges Sand, Jules Vallès, Chateaubriand.